Le Conte d’Amour et Psyché dans la saison 3 de La Chronique des Bridgerton

L’équipe de tournage de la série Netflix à succès, La Chronique des Bridgerton, mène un véritable travail artistique tant dans ses costumes et décors que dans ses partis pris, mais aussi… dans ses allusions littéraires.

Dans l’épisode 4 de la saison 3 de La Chronique des Bridgerton, est glissée une très belle allusion littéraire qui aura sans doute échappé à beaucoup tout simplement parce que l’œuvre est très peu connue (mais mériterait vraiment de l’être). Il s’agit d’une allusion au Conte d’Amour et Psyché, une très belle histoire d’amour du IIe siècle racontée dans Les Métamorphoses ou l’âne d’or d’Apulée.

Un intermède mythologique… et symbolique

Peut-être que ce petit intermède saura inspirer mes tourtereaux, ce soir.

Allusion mythologique dans la scène de danse de la saison 3 de La Chronique des Bridgerton

Rendez-vous à 26 minutes 38 secondes de l’épisode 4. Les convives assistent à un spectacle de danse classique mettant en scène un couple. Comme le signale la reine Charlotte, cet intermède chorégraphique n’est pas purement décoratif. La mosaïque qui sert de scène à la danse ne laisse d’ailleurs aucun doute sur l’histoire racontée et nous donne la clé d’interprétation. On y voit le dieu Amour -également appelé Cupidon ou Eros, reconnaissable à ses grandes ailes blanches – qui entoure de ses bras Psyché, reconnaissable aux ailes de papillon qui ornent ses épaules.

Le danseur Eros ou Amour dans la saison 3 La Chronique des Bridgerton La danseuse Psyché dans l’épisode 4 de la série Netflix La Chronique des Bridgerton La danse symbolique d’Amour et Psyché dans la série Netflix La Chronique des Bridgerton
Au début de cette scène, le danseur a des ailes dessinées sur son dos qui l’identifient au dieu Amour de la mosaïque. Psyché, incarnée par la danseuse, apparaît d’abord inanimée sur la scène jusqu’à ce qu’Eros la « réveille » ou plutôt la ressuscite. A la fin, le danseur hisse sur ses épaules Psyché qui déploie ses bras comme des ailes.

Un conte d’amour antique en écho avec l’histoire de Penelope Featherington

Ils ont l’air plutôt contrariés, non ?  Eros et Psyché en plein affrontement…

La peinture qui a inspiré la mosaïque de la scène de danse dans l’épisode 4 de la série La Chronique des Bridgerton, saison 3

Quels points communs entre la saison 3 de La Chronique des Bridgerton mettant à l’honneur le couple formé par Penelope Featherington et Colin Bridgerton et le conte d’Amour et Psyché ? Pour trouver quel sens donner à cette comparaison littéraire que Miss Cressida Cooper ne manque pas de relever, racontons brièvement l’histoire d’Amour et Psyché.

Si jamais vous souhaitiez ne pas être spoilé sur le conte et découvrir par vous-même l’histoire, je vous invite à vous arrêter là.

Ci-contre la peinture L’enlèvement de Psyché de William-Adolphe Bougeureau (1895) qui a inspiré la mosaïque de la scène de danse.


Il était une fois dans une ville un roi et une reine qui avaient trois filles d’une beauté très distinguée…

C’est ainsi que commence le Conte d’Amour et Psyché. Alors que ses deux sœurs aînées sont mariées depuis belle lurette, la princesse Psyché peine à trouver un époux (1er point commun avec Penelope !). La faute à sa beauté exceptionnelle qui l’isole du reste des mortels puisque les hommes bien loin de la courtiser préfèrent la vénérer comme une déesse… ce qui ne plaît d’ailleurs pas du tout à Aphrodite dont le culte est délaissé au profit de cette mortelle. En rage, elle demande donc à son fils, ce petit fripon d’Eros, d’agir : que Psyché tombe amoureuse d’un monstre, d’un vaurien, du plus misérable des humains ! Alors qu’il part à sa rencontre accomplir sa mission, Eros se laisse avoir à son propre jeu…

Peu de temps après, le Roi que la situation de sa fille désespère s’en va consulter un oracle duquel il revient désappointé et malheureux… Les dieux ont parlé : il devra mener sa fille au pic d’un roc pour « des noces sanglantes » et devenir l’épouse d’un monstre. Une fois menée au pic en question dans une procession aux accents funèbres plutôt que festifs, ses parents et tous leurs sujets repartent et la laissent seule rencontrer son monstrueux époux. Alors qu’elle pense sa dernière heure arrivée, un nuage la transporte avec douceur en contre-bas devant un palais somptueux.

peinture de Maurice Denis sur Psyché
Le Zéphir transporte Psyché sur une île de délices, peinture de Maurice Denis, 1908

Elle entre dans ce palais où tout y est étrange et magique. La nuit venue, elle entre dans la chambre et y attend son époux dans le noir le plus complet pour sa nuit de noces… Contre toutes attentes, Psyché découvre les joies de l’amour physique et chaque nuit, elle retrouve avec impatience et délices les bras de son époux. Seule ombre au tableau, son époux lui impose une condition à leur vie commune : Psyché ne doit jamais chercher à savoir qui il est, ni à quoi il ressemble. Elle accepte.

Le temps passe et Psyché se languit de sa famille. Elle souhaiterait également les rassurer sur son sort. Son mari accepte donc qu’elle reçoive ses sœurs, mais celles-ci ne sont pas aussi heureuses du bonheur de Psyché ni du luxe dans lequel elle vit, sans doute parce qu’il dépasse largement le leur. La jalousie pointe. Le tableau de bonheur conjugal que Psyché leur dépeint ne peut pas être aussi parfait… et si cet époux qu’elle ne peut voir était un monstre qui n’attend que le moment opportun pour la dévorer ?

peinture de Maurice Denis sur Psyché découvrant Eros
Psyché découvre que son mystérieux amant est Eros, peinture de Maurice Denis

Prise d’un effroyable doute, Psyché est prête à briser sa promesse. La nuit venue, elle attend la fin de leurs ébats amoureux et que son mari tombe dans un profond sommeil. Alors elle allume une lampe à huile et, en se penchant vers lui, découvre à sa grande stupéfaction que non seulement son mari n’est pas un monstre, mais qu’il est incroyablement beau. Sa main tremble et une goutte d’huile bouillante tombe sur l’épaule d’Amour qui se réveille en sursaut. Puisque le sceau du secret a été brisé, son mari lui révèle qu’il est le dieu Amour et que, comme la promesse n’a pas été tenue, leur histoire s’arrête ici. Sur ces paroles, Amour disparaît.

 

La trahison de Penelope Featherington dans La Chronique des Bridgerton et de Psyché dans le conte antique d’ApuléeDans ce conte, Psyché se rend donc coupable de trahison envers Amour en bravant un interdit qu’il avait clairement posé (voilà un 2e point commun : Colin prend ses distances avec Penelope quand il découvre qu’elle et Lady Whistledown ne font qu’une et qu’elle est donc l’autrice de la fameuse chronique qui a persiflé sur son compte et celui des Bridgerton). Après quoi, Amour s’enfuit et trouve refuge auprès de sa mère Aphrodite. Psyché, qui ne peut cependant se résoudre à abandonner, veut réparer sa faute et regagner l’amour de son époux (3e point commun !). S’ensuit pour elle un long chemin semé d’épreuves et d’embûches posées par la terrible Aphrodite qui mettent sa vie en danger. Alors qu’elle arrive au bout de ses peines, qu’elle est prête à réussir la dernière épreuve, elle commet une erreur et libère un sortilège qui lui ôte la vie.

Cupidon remis de sa blessure peut à nouveau battre des ailes. Il s’enfuit de sa chambre où l’avait enfermé sa mère Aphrodite qui ne supportait pas qu’il puisse donner son coeur à une mortelle et s’en va retrouver Psyché dont l’absence le faisait autant sinon plus souffrir que sa blessure. Il la retrouve inanimée, la libère du sortilège et la réveille, lui donnant ainsi l’opportunité de finir l’épreuve imposé par sa mère. Pendant ce temps, il s’en va de son côté demander à Zeus une faveur que sa mère ne sera jamais prête à accorder : son mariage officiel avec Psyché et son accession à l’immortalité.

sculpture de Psyché ranimée par le baiser de l’Amour d’Antonio Canova
Psyché ranimée par le baiser de l’Amour , sculpture d’Antonio Canova, 1793

Un conte d’amour revisité… et modernisé

Dans quelle mesure les showrunners de la série Netflix ont-ils souhaité filé la comparaison avec le conte d’Apulée ? Voici quelques autres similitudes que j’ai pu relever.

Colin Bridgerton dans le rôle de Cupidon. Au-delà du fait que Colin soit l’homme le plus convoité de la saison, il se pose en expert de l’amour et fait profiter un temps Penelope de ses leçons pour attirer dans ses filets des prétendants. Cependant, tout comme Cupidon dans le conte d’Apulée, il va dépasser les limites du rôle qu’il s’était donné…

Une histoire d’amour entre deux personnes de statut social différent. C’est plutôt un lieu commun des histoires d’amour dans la littérature, mais relevons-le quand même. Dans le conte d’Apulée, une histoire d’amour se noue entre une divinité et une mortelle. Cette liaison « contre-nature » est d’ailleurs rejetée comme telle par Aphrodite. Il faudra un mariage et même une apothéose de Psyché (c’est-à-dire un passage du statut de mortelle à celui de divinité) pour que cette relation soit acceptée. Dans La Chronique des Bridgerton, Colin fait partie d’une famille aristocrate de longue date, alors que les Featherington sont des parvenus embourgeoisés en mal d’intégration dans cette noblesse dont font partie les Bridgerton.

La beauté de Psyché et l’âme de Penelope. Si la série Netflix s’est autant plu à nouer des liens avec ce conte antique, c’est bien en raison du personnage de Psyché et de toute la symbolique qu’elle porte, puisque son nom, en grec ancien, signifie « l’âme ». Dans l’Antiquité, la beauté de l’âme se donne à voir dans la beauté du corps, c’est pourquoi Psyché qui a une belle âme est incroyablement belle. Dans La Chronique des Bridgerton de Netflix, l’enjeu est différent : l’âme et le corps sont dissociés, et ça, c’est une façon de penser très moderne. L’intérêt et l’amour que pourrait susciter chez quelqu’un une belle âme se heurtent à l’obstacle d’un corps jugé « disgracieux » par ses contemporains. Le regard pesant que porte la société sur Penelope dont le corps ne correspond pas aux canons de beauté classique lui impose une forme de silence et de retrait – elle est une candidate au mariage qu’on délaisse de la piste de danse, car d’emblée considérée comme hors-jeu – si bien que pour pouvoir exprimer le trésor d’intelligence qu’elle renferme, elle va créer de toutes pièces le personnage de Lady Whistledown à travers laquelle elle pourra briller. La beauté de l’âme de Penelope, son intériorité, son intelligence, son pouvoir d’analyse et d’observation, elle ne se sent autorisée à les exprimer que sous couvert d’un nom de plume.

Se cacher et se révéler. Cette réflexion nous amène à aborder le thème du dévoilement. Un inversement intéressant est opéré entre le conte antique et le conte moderne. Dans le conte d’Amour et Psyché, c’est le dieu Amour qui se cache, qui protège son identité avant que cette dernière ne soit découverte par Psyché, poussée par la curiosité. Dans La Chronique des Bridgerton, c’est Penelope qui se cache derrière Lady Whistledown et c’est Colin qui, poussé par la curiosité, va la suivre et découvrir qu’elle est l’autrice de ces écrits. En tout cas, dans les deux histoires, la révélation constitue le pivot de l’intrigue à partir duquel le conte de fées de départ semble prendre fin.

Le clin d’œil final au Conte d’Apulée : l’épisode 8, « En pleine lumière »

Et je me suis rendu compte que vous ne faites qu’une. Vous n’avez toujours eu qu’une seule voix. On ne peut pas vous dissocier de Whistledown (…) Et aujourd’hui, je n’arrive pas à croire (…) à la chance qui est la mienne de pouvoir me tenir à vos côtés et d’absorber ne serait-ce qu’un tout petit peu de votre lumière.

la scène des papillons dans l’épisode 8 de La Chronique des Bridgerton et l’allusion au conte d’Amour et Psyché

Abordons enfin la résolution du conte moderne de Netflix et du conte antique. Le conte d’Apulée se termine par l’apothéose de Psyché : elle acquiert l’immortalité et rejoint les dieux. Elle devient ainsi l’épouse légitime et incontestée du dieu Amour.

« Et je me suis rendue compte que vous ne faites qu’une ». À sa manière, le dernier épisode de la saison 3 se termine lui aussi en apothéose. Lors du bal organisé pour ses sœurs, Penelope n’a plus d’autre choix que de révéler à la reine Charlotte et à toute la société dans laquelle elle évolue qu’elle est Lady Whistledown. Contre toutes attentes, cette révélation ne provoque ni haine, ni reproche, mais, au pire, de l’indifférence et, au mieux, de l’admiration. Pour déclarer le bal ouvert, sa sœur demande de « lâcher les bestioles ». Et c’est là le dernier – et beau – clin d’œil au Conte d’Amour et Psyché, puisque la révélation est suivie d’un lâché de papillons, or Psyché est depuis l’Antiquité représentée avec des ailes de papillons…

fresque antique représentant Psyché avec ses ailes de papillon et Amour ou Eros avec ses ailes d’oiseau