Les gestes de supplication dans l’Antiquité

Les exemples de personnages de la littérature antique se livrant aux gestes de supplication, comme saisir le menton de celui qu’on supplie ou entourer ses genoux, sont nombreux et peuvent paraître surprenants voire étranges au lecteur moderne.

  • Dans ce petit article, tu trouveras une très brève explication au geste de saisir les genoux de celui qu’on supplie (mais aucune relative au fait de saisir le menton parce que je n’ai rien trouvé au détour de mes brèves recherches).
  • Tu y trouveras également 3 extraits célèbres de la littérature antique dans lesquels des personnages accomplissent ces gestes de supplication et qui ont été représentés dans l’art antique et/ou moderne pour te faire une image mentale de cette supplication.

La symbolique des genoux dans la pensée antique

L’une des hypothèses avancées par les chercheurs pour expliquer ce geste d’entourer les genoux de celui qu’on supplie est que, dans la pensée antique, le genou était le siège de l’énergie vitale. On supplie pour sa vie en prenant en quelque sorte en otage la partie du corps du supplié qui abrite sa vie à lui. La posture de la supplication est alors ambivalente puisqu’elle implique que le suppliant soit à la fois dans une posture d’humiliation et d’agressivité.

Voici un court extrait du chant XXIV de l’Iliade, tiré de la supplication que Priam adresse à Achille pour qu’il lui rende le corps d’Hector, qui illustre très bien cette idée que le genou est le siège de l’énergie vitale.

j’avais engendré dans la vaste Troade les fils les plus vaillants, et je dois avouer qu’aucun d’eux ne me reste. (…)De la plupart, l’impétueux Arès a brisé les genoux (…).

Scènes fameuses de supplication dans la littérature antique

Voici quelques scènes célèbres de la littérature grecque dans lesquelles des personnages de la mythologie recourent aux gestes de supplication et qui ont été représentées dans l’art moderne et antique.

Thétis suppliant Zeus

Thétis suppliant Zeus, peinture d’Ingres
Jupiter et Thétis, peinture de Dominique Ingres, 1811

Thétis lui saisit les genoux
de la main gauche, et, le prenant de sa droite au menton,
elle adressa cette prière à Zeus, fils de Cronos.

Chant I de l’Iliade, vers 500-501.

Priam suppliant Achille

 

Le grand Priam entra sans être vu par eux, s’arrêta près d’Achille, de ses mains lui saisit les genoux, et baisa les mains cruelles, meurtrières qui lui avaient immolé tant de fils.

Chant XXIV de l’Iliade.

Ulysse suppliant Nausicaa

Et le divin Ulysse émergea des broussailles. Sa forte main cassa dans la dense verdure un rameau bien feuillu qu’il donnerait pour voile à sa virilité. (…) Quand l’horreur de ce corps tout gâté par la mer leur apparut, ce fut une fuite éperdue jusqu’aux franges des grèves. Il ne resta que la fille d’Alkinoos : Athéna lui mettait dans le coeur cette audace et ne permettait pas à ses membres la peur. Debout elle fit tête…
Ulysse réfléchit : irait-il supplier cette fille charmante et la prendre aux genoux ? … ou, sans plus avancer, ne devait-il user que de douces prières afin de demander le chemin de la ville et de quoi se vêtir ? … Il pensa, tout compté, que mieux valait rester à l’écart et n’user que de douces prières : l’aller prendre aux genoux pouvait la courroucer.

Chant VI, Odyssée, vers 127-147, p.196

Bibliographie

La supplication chez Homère : geste concret et abstraction, Flavio Ribeiro De Oliveira, GAIA. Revue interdisciplinaire sur la Grèce ancienne, Année 2011, pp. 67-72

Bulla, amulettes et croque-mitaines

La bulla est un bijou protecteur que portaient les enfants romains

Savais-tu que dans l’Antiquité, les enfants, qu’ils soient grecs, romains ou encore gaulois, portaient tous des amulettes et qu’elles avaient quelque chose à voir avec leurs légendes de croque-mitaines ? Partons à Rome à la découverte de ces histoires en rendant visite à Pulla, la nourrice qui s’occupe des enfants de Lucius.

poterie représentant un enfant portant des amulettes dans l’antiquité grecque et romaine
Me voilà dans les rues de Rome de bon matin au milieu des badauds et des enfants se rendant à l’école, quand, pour la 1ère fois, mon regard s’attarde sur les petits bijoux que portent ces enfants autour du cou ou bien même parfois en travers de la poitrine. Ces bijoux sont de formes diverses et variées. Des demi-lunes, de grosses bulles d’or, des dents d’animaux… mais aussi des petits bracelets tressés et colorés noués autour de leurs poignets ou chevilles. A quoi servent-ils au juste ?

Je me rends dans la villa où Pulla exerce le métier de nourrice et lui dis combien je suis étonnée que les petits romains et les petites romaines soient, dès leur plus jeune âge, déjà parés comme le seraient les dames. Elle m’arrête tout de suite. Même si ces bijoux ont une part décorative, ce n’est pas là leur objectif premier.

Les croques-mitaines dans l’Antiquité

strige-croque-mitaine-antiquite
Tout en s’occupant du nourrisson de la famille, Pulla m’explique que, derrière ces petits bijoux, se cachent de sombres légendes. La nuit, autour des berceaux des enfants, rôdent des créatures inquiétantes : Lamia, Gellô, Mormô ou encore les Striges. On raconte que ces démones s’immiscent dans les chambres des petits enfants pour n’en faire qu’une bouchée. Alors, pour éloigner ces monstres, on recourt à la magie, à des gris-gris dont on va parer les enfants dans l’âge où ils sont les plus vulnérables et les plus appétissants.

Les récits des nourrices

Voyant la curiosité animer mon regard, Pulla s’installe dans une chaise et, tout en berçant le nourrisson qui gémit doucement, me raconte les récits de ces monstres qu’elle tient elle-même de sa propre nourrice.

Lamia, le chagrin en partage

Commençons par Lamia. On pourrait avoir pitié de Lamia si on ne devait pas plutôt la redouter, car c’est le malheur qui a fait d’elle un monstre. La folie s’est emparée d’elle après avoir vu mourir tous ses enfants les uns après les autres. Depuis, cette mère rongée par le chagrin s’en prend aux enfants des autres femmes pour qu’elles la rejoignent dans sa douleur.

Gellô, la rancœur incarnée

Il faut se méfier aussi des visites de Gellô. Elle est morte sans connaître les joies du mariage et encore moins celles de la maternité. Elle en garde depuis une rancœur et une haine éternelles envers toutes les jeunes mères et se venge du bonheur qui lui a été volé en tuant leurs enfants.

Mormô, la dévoreuse d’enfants

Venons-en à la pire de toutes : Mormô. Un beau soir, une folie meurtrière s’est emparée de Mormô qui a dévoré ses propres enfants avant de prendre la fuite pour aller on ne sait où. Et si son appétit n’était toujours pas satisfait ? Peut-être rôde-t-elle encore dans les rues en quête d’une porte négligemment laissée ouverte pour se pencher au-dessus d’un berceau, les babines frétillantes à la seule vue d’un bébé à la chair si tendre.

Les Striges,

Les Striges, quant à elles, se contenteront de fenêtres pour rendre visite aux petits enfants. Peu importe que l’enfant soit à l’abri à l’étage de la maison, les Striges ne s’embarrassent pas d’escaliers, car ce sont des oiseaux de proie qui volettent au-dessus des berceaux pour déchirer le corps des petits nourrissons et se repaître de leurs entrailles gorgées de lait.

La face obscure de la féminité

Un grand silence plane dans la chambre. Je n’ose pas le briser, car le nourrisson s’est endormi dans les bras de Pulla. Les récits horribles de sa nourrice ne l’ont pas empêcher de se laisser abandonner au sommeil. En revanche, je me fais cette réflexion que, mises à part les Striges, les dangers que courent les bébés, ne sont ni les loups, ni les rats… mais bien des femmes, comme si Gellô, Mormô et Lamia étaient là pour rappeler à tous la face obscure de chaque femme.

Comme si ces revenantes venaient hanter les récits des vivants pour rappeler à tout un chacune que derrière chaque mère parfaite est tapi un monstre qui gronde, que derrière toute carresse d’amour maternel peut se glisser parfois un geste de mort.

Voilà donc les histoires avec lesquelles les nourrices bercent les petits enfants. Sur ce, bonne nuit ! ou plutôt Bonam noctem !


Dans l’atelier du linguiste

Les Grecs et les Romains avaient plusieurs mots pour désigner ces bijoux protecteurs. Nous pouvons répartir ces mots en 3 catégories.

Les mots pour désigner… :

Le bijou aux propriétés médico-magiques Le bijou qu’on porte
sur soi
Un bijou à la forme particulière
  • Praebia
    (issu du verbe latin praebere = fournir une protection)
  • Remedia
    (= remèdes en latin), Prophulaktika ou Phusika en grec
  • Fascinum en latin
    (ce mot désigne le mauvais œil, mais aussi l’objet qui le détourne)
  • Ligatura/alligatura en latin ; periammata/ periapta en grec
  • Amuletum dérivé de l’arabe hamilat/ hamal qui exprime l’idée de porter
  • Lunula en latin, Selenis en grec
  • Bulla en latin

Dans la zone de fouilles de l’archéologue

Comment sait-on que les enfants portaient des amulettes ?

Plusieurs sources sont à notre disposition :
1° Les tombes d’enfant dans lesquelles ont été retrouvées des bijoux en matière non périssable.
2° L’iconographie (statues, décor des vases peints, fresques…) qui nous a permis de connaître l’existence de bijoux en matière périssable, comme les bracelets en cordelettes colorées.

Céramique grecque représentant des enfants et leurs amulettes
Chous attique, photo tirée de l’article Le hochet d’Archytas : Un jouet pour grandir.

3° Les sources littéraires, comme Histoires Naturelles de Pline l’Ancien.

Les grandes cornes des scarabées, lesquelles sont dentelées, attachées au cou des enfants, ont la propriété des amulettes.

Extrait du Livre XXX, traitant des remèdes fournis par les animaux, paragraphe 138 (à retrouver sur remacle.org).

Car je regarde comme une fable ce qu’on dit des striges, qu’elles instillent le lait de leurs pis dans la bouche des enfants. Sans doute depuis longtemps le mot de strige est une injure, mais je ne pense pas qu’on sache quel est cet oiseau.

Extrait du Livre XI, paragraphe 232 (sur remacle.org).


Bibliographie

Dasen Véronique. Les amulettes d’enfants dans le monde gréco-romain. In : Latomus, T. 62, Fasc. 2 (AVRIL-JUIN 2003), pp. 275-289.

 

 

Les Lares Familiares

Les maisons des familles romaines étaient-elles hantées ? Les familles romaines n’habitaient paisiblement dans leur demeure que par la bonne volonté d’esprits avec lesquels elles devaient composer et cohabiter. Et encore fallait-il bénéficier de leurs faveurs au prix d’un culte et d’attentions rendus quotidiennement pour occuper ce qui n’est tout bonnement que leur territoire.

Même si, au fur et à mesure du temps, ils furent confondus avec l’esprit des morts (les Mânes), les Lares ne sont pas des fantômes, mais bien des divinités rattachés à des territoires. Dès lors qu’une maison est construite sur leur territoire, les humains doivent composer avec ces divinités et tout faire pour que cette colocation se passe bien.

Les Lares, qui sont-ils ?

Dans la religion romaine, les Lares sont des divinités agraires attachées à un territoire. Il en existe plein de sortes ! Citons-en quelques uns : les Lares Compitales qui protègent les carrefours, les Lares Rurales qui protègent les champs et ceux qui y travaillent ou encore les Lares Viales qui protègent les rues et ceux qui les traversent.

Nous nous intéresserons, ici, aux Lares Familiares qui sont les protecteurs du territoire sur lequel est construit une maison, et qui, a fortiori, sont devenus les protecteurs de la maison et de la famille qui occupent leur domaine. Des divinités ambivalentes qu’il faut bien se garder de courroucer en leur vouant le culte qui leur est dû.

Comment les Lares Familiares sont-ils représentés ?

Contrairement aux Pénates, les Lares Familiares sont très aisément reconnaissables et sont presque toujours représentés sur le laraire. Ils sont représentés :

  • sous les traits de deux jeunes hommes en train de danser
  • portant dans une main une patère…
  • …et dans l’autre main, une corne d’abondance
  • vêtus d’une tunique et d’une chlamyde

Voir des représentations des Lares dans l’article sur le laraire.

Quel culte leur rend-on ?

Au quotidien

Au quotidien, on salue les Lares, par exemple, quand on part ou revient de voyage. Disposés sur la table à manger avec les Pénates, on leur réserve les morceaux qui par mégarde tombent par terre pour le brûler sur leur foyer.

Les grands moments d’une famille

Contrairement aux Pénates dont le culte se limite au quotidien des familles, les Lares occupent aussi une place importante lors des grands évènements et pas des moindres ! Outre les jours de fête qui rythment le calendrier romain (et il y en a beaucoup) et durant lesquels la famille leur offre des couronnes de fleurs, voici 4 grands évènements durant lesquels une familia romaine rend un culte particulier aux dieux Lares.

Le passage de l’enfance à l’âge adulte

Lorsque le jeune garçon de la famille entre dans l’âge adulte, il fait l’offrande aux dieux Lares de ses jouets d’enfant et de sa bulle protectrice, de même que la jeune fille leur offre avant son mariage ses poupées et ses jeux.

L’intégration de la mariée dans sa nouvelle maison

Lorsque la mariée arrive dans la maison de son époux, elle offre un as aux Lares. Un as est une pièce de monnaie de petite valeur.

L’affranchissement d’un esclave

On dit qu’un esclave est affranchi lorsqu’il est libéré de son statut d’esclave et devient un homme libre. A cette occasion, l’ancien esclave offre ses chaînes aux Lares.

La mort d’un membre de la famille

Lorsqu’un membre de la famille décède, elle offre en sacrifice aux Lares un bélier afin de purifier la maison.

Des rites apotropaïques

Ces rites ont un caractère apotropaïque, il s’agit de s’attirer la bienveillance de ces divinités pour conjurer une potentielle influence maléfique des Lares.


Apotropaïque ? Le mot apotropaïque vient du grec. Il est composé du préfixe « apo » qui signifie, ici, « loin de », et du mot « tropos » qui signifie « tourner ». Quand on dit qu’un rite est apotropaïque, cela veut dire qu’avec ce rite, on cherche à détourner, à éloigner quelque chose de nous, en l’occurrence, le mauvais œil, le malheur, etc.


Bibliographie

Annie Dubourdieu, Les origines et le développement du culte des Pénates à Rome. Rome : École Française de Rome, 1989. 594 p. (Publications de l’École française de Rome, 118)

Marie-Odile Charles-Laforge, « Les cultes privés chez les Romains (IIIe s. avant – IIIe s. après J.-C.) », Pallas [En ligne], 111 | 2019, mis en ligne le 29 février 2020, consulté le 26 janvier 2021.

Le laraire : le lieu de culte des divinités domestiques

laraire de la Rome antique

Si tu as la chance, un jour, d’aller visiter le site archéologique de Pompéi, tu trouveras bien souvent dans les domus (les maisons des riches) les vestiges d’un laraire, ou lararium en latin, c’est-à-dire l’endroit où les Romains et Romaines rendaient un culte à leurs divinités domestiques. Cet article est un petit guide qui te permettra de les reconnaître facilement et de comprendre ce que tu vois (et pourquoi pas de le partager avec tes compagnons de voyage) !

Où le laraire se trouve-t-il dans la domus ?

Le plus souvent, le laraire est placé dans la cuisine, près du foyer. Mais tu le trouveras aussi dans l’atrium (le vestibule), le tablinum (le bureau) ou même le péristyle (la cour intérieure).

À quoi ressemble un laraire ?

Le laraire pouvait prendre des formes diverses :

  • Une simple peinture murale
  • Une niche ménagée dans un mur
  • Un temple miniature pour les laraires les plus sophistiqués

Quelle que soit leur forme, les laraires sont souvent rehaussés d’ornements pour leur donner l’allure d’un temple avec son fronton triangulaire et ses colonnes. Regardons d’un peu plus près quelques uns de ces laraires.

1.Le laraire en peinture murale

Voici le vestige le plus célèbre d’un laraire prenant la forme d’une peinture murale : la fresque du thermopolium de Lucius Vetutius Placidus.

laraire du thermopolium de Lucius Vetutius Placidus à Pompéi
Photo de Daniele Florio from Rome, ITALY — Ancient Bar, Pompei, CC BY 2.0, Lien

Au centre de la peinture, est peint le Génie, encadré par les deux Lares, eux-mêmes encadrés par les Pénates qui prennent les traits de Mercure (à gauche) et de Bacchus (à droite).
laraire du thermopolium expliqué

2. Le laraire en niche ménagée dans un mur

2.1. Laraire de la Maison des Vettii à Pompéi

laraire de la maison des Vettii
Photo tirée du site Vikidia CC BY-SA 2.5, Lien

Le petit rebord de mur qui sert de plancher pouvait être agrandi avec un carrelage, une tuile de toit ou du marbre pour disposer les statuettes des divinités quand elles n’étaient pas peintes sur le mur.

2.2. Laraire de la Maison du laraire Floral à Pompéi (Région II, 9.4)

Situé dans un petit cubiculum (une chambre), voici un très joli laraire de la Maison du laraire floral de Pompéi très différent du précédent !

Photos de la Maison du laraire floral de Pompéi
Photo tirée du site officiel du site archéologique de Pompéi.

Le fond du laraire est un décor floral très délicat sur lequel ne figure aucune divinité domestique, si ce n’est des Cupidons. Les statuettes des Lares et des Pénates étaient donc posées sur sa base.

2.3. Laraire somptueux à Pompéi (Région V)

Ce laraire somptueux, faisant entre 4 et 5m de longueur, a pour particularité d’associer la niche à la peinture murale.

laraire sompteux de Pompéi
Photos de Ciro Fusco, tirées du site officiel du site archéologique de Pompéi et de leur compte Facebook.

Sur les côtés de la niche, sont figurés les dieux Lares (1), tandis qu’en-dessous sur le mur sont peints deux serpents “agathodaemon” (de bons démons) (2). Juste en face de l’autel peint entre les deux serpents sur lequel sont représentés une pomme de pin et des oeufs, est disposée un petit autel sur lequel ont été retrouvées des traces d’offrandes brûlées (3).

3. Le laraire en forme de temple

laraire en forme de temple à Pompéi
Photos de Ian Lycett-King (à gauche) et de Buzz Ferebee (à droite), tirées de ce site.

Bibliographie

Annie Dubourdieu, Les origines et le développement du culte des Pénates à Rome. Rome : École Française de Rome, 1989. 594 p. (Publications de l’École française de Rome, 118)

Dossier : Les divinités domestiques


Je parie que tu connais sur le bout des doigts le nom des 12 dieux olympiens, mais un peu moins celui des divinités domestiques. Qui sont ces dieux chargés de la protection de la maison et de la famille que les Romains et Romaines vénéraient ? C’est ce que nous allons voir dans ce petit dossier.

Sans plus tarder, je te révèle leurs noms. Les divinités domestiques répondent aux doux noms de Lares, Pénates, Génie et Mânes. Pour introduire ce dossier, je te propose tout d’abord de te présenter toutes les difficultés que ces divinités domestiques romaines présentent aux chercheurs et archéologues.

Le laraire Les lares

Le culte domestique : Un culte difficile à restituer

Même si nous en savons déjà beaucoup, quelques aspects des réalités des cultes domestiques nous restent inconnus et mystérieux. Pourquoi ?

1° Il faut bien avoir à l’esprit qu’un Romain du temps de l’Empire ou même de l’époque classique pratiquait une religion déjà ancienne de plusieurs siècles, que certains aspects de sa propre religion lui étaient devenus mystérieux et qu’il était devenu difficile pour lui d’expliquer la signification symbolique de certains rites.

2° En plus de l’ancienneté de leur religion, ajoutons à cela le fait que, comme toute chose, leur religion a évolué au cours des siècles tout comme certaines de leurs divinités. Il est arrivé que plusieurs divinités aux fonctions proches, mais bien délimitées, se soient vus, au fil du temps, confondues ou assimilées les unes avec les autres. C’est le cas des Mânes avec les Pénates et les Lares.

3° Parmi les indices qui nous permettent de restituer ces cultes domestiques, nous comptons les témoignages littéraires. Même si ces écrits nous apprennent énormément de choses, pour ce qui est de cultes domestiques, ce savoir n’est bien souvent qu’à l’état d’indice et il est difficile pour nous de comprendre tout ce qui est sous-entendu et de compléter ces indices par tout ce qui n’est pas dit. En effet, comme les Romains s’adressaient à un lectorat contemporain, ils n’avaient pas besoin de décrire précisément ces cultes domestiques puisque tout le monde les connaissait.

4° Si ce n’est le fameux site archéologique de Pompéi dont les maisons ont été figées dans le temps “grâce” à l’éruption du Vésuve, nous disposons de très peu de représentations de ces divinités domestiques.


Bibliographie

Annie Dubourdieu, Les origines et le développement du culte des Pénates à Rome. Rome : École Française de Rome, 1989. 594 p. (Publications de l’École française de Rome, 118)

Les masques des ancêtres

Sais-tu que les grandes familles romaines avaient chez eux de drôles de masques ? Pour en savoir plus à leur sujet, rendons visite à Lucius, dans sa domus* située en plein cœur de Rome. Il ne nous emmène pas bien loin, car ces masques se trouvent dans l’atrium, autrement dit dans la première pièce qui s’offre aux regards des visiteurs.

Sur un pan de mur de l’atrium, se trouve une armoire fermée par un rideau dont le contenu n’est exposé à la vue de tous que lors de grandes occasions. Ça tombe bien, Lucius vient d’accéder à une magistrature. Voilà une belle occasion de fêter ça en conviant sa famille et ses amis, mais aussi… ses ancêtres prestigieux ! Il tire le rideau et les masques apparaissent, chacun dans leur niche. Lucius peut, sans rougir, s’exposer au regard de ses ancêtres dont les traits ont été immortalisés dans ces masques de cire. Avec un tel poste, en effet, ils ont de quoi être fiers de leur descendant.

L’arbre généalogique des grandes familles

Pour parler de ces masques, Lucius utilise l’expression “maiorum imagines”, c’est-à-dire “les images de ses ancêtres”. Il nous explique que ces masques ne sont pas disposés au hasard dans l’armoire. Ils sont, en effet, rangés de façon à reproduire l’arbre généalogique de sa famille. Les tituli, ces petites pancartes qui accompagnent chaque masque pour indiquer son nom et ses titres de gloire, sont reliés entre eux par des bandelettes de lin pour figurer la filiation. Il ajoute qu’à la base de l’arbre généalogique des familles les plus anciennes et les plus prestigieuses figurait bien souvent un ancêtre mythique ou divin.

À bien y regarder, on ne trouve aucun masque de femme ni d’enfant… Eh oui, dans l’arbre généalogique, n’a pas son masque qui veut ! Seul un homme noble, ayant exercé une magistrature curule et n’ayant pas été condamné par la justice a le droit à cet honneur. Et encore faut-il ne pas découvrir après sa mort qu’il ait été coupable de quelque méfait au risque de voir son masque retiré de l’arbre généalogique et brisé pour être voué à l’oubli !

Lucius nous apprend que ses deux sœurs ont emporté dans la maison de leurs époux des copies des masques de leurs ancêtres pour les ajouter à l’arbre généalogique de leur nouvelle famille.

Des ancêtres pour accompagner le mort

Lucius nous raconte comment, enfant, il a appris l’histoire de ses aïeux lors de la mort de son père. Il se souvient que son corps avait été exposé dans l’atrium et que le rideau de l’armoire avait été tiré pour que ses ancêtres veillent sur sa dépouille.

Puis vint le moment où il fallut emmener le corps de son père dans sa dernière demeure. Les masques furent retirés de l’armoire et portés par des comédiens, qu’on appelle histrions – ce qui laissa au petit Lucius une forte impression. En plus du masque, chaque histrion avait revêtu le costume qui correspondait au plus haut rang que l’aïeux avait atteint au cours de sa vie. Le cortège se mit en route et prit le chemin du Forum avec à sa tête les ancêtres paradant dans un char.

Arrivés aux Rostres, cette tribune où les orateurs prennent la parole, les histrions s’assirent sur un banc et un discours fut prononcé sur son défunt père, suivi d’un deuxième discours dans lequel furent rappelés les exploits et les vertus de chacun de ses ancêtres qui avaient eu droit à un masque. Ces mots restèrent gravés dans la mémoire du petit Lucius, tant et si bien que maintenant encore il se les remémore pour prendre la meilleure décision, celle qui le rendrait digne de ses ancêtres. Son père, semble-t-il, n’avait pas démérité, car son masque trône désormais dans l’atrium aux côtés de ses aïeux les plus illustres, dans l’arbre généalogique de sa famille.

Comment fabriquait-on les masques en cire ?

Vraisemblablement, l’artisan créait d’abord un moule en coulant du plâtre sur le visage de la personne rasé de près et oint. Pour qu’elle puisse respirer pendant l’opération, l’artisan mettait une paille dans chacune de ses narines. Une fois le moule en plâtre sec, il l’enduisait d’huile, puis coulait de la cire à l’intérieur. Il retirait le masque de cire du moule, procédait aux dernières corrections et ajoutait des pigments pour le rendre le plus ressemblant possible à son modèle.


Image tirée de l’article “Wax and plaster memories : Children in Elite and non-Elite Strategies”.

Pour les Romains, adeptes du trompe l’œil, la cire était un matériau formidable pour donner aux portraits un réalisme confondant de vérité, si bien que beaucoup d’auteurs ont pu écrire que ces masques des ancêtres qui trônaient dans l’atrium paraissaient vivants. Mais c’était aussi un matériau très fragile. Les plus vieux masques figurant dans l’arbre généalogique d’une famille finissaient tous par perdre leur éclat d’antan, s’effritaient et étaient noircis par les fumées des braseros. Cependant, ils se gardaient bien de nettoyer ces masques, de les restaurer ou encore d’en refaire des copies toutes neuves à partir des moules en plâtre dont ils disposaient. En effet, plus le masque était abîmé par le temps, plus cela lui ajoutait de la valeur, car cela montrait l’ancienneté de la famille.


Bibliographie

Molinier Arbo Agnès. Sous le regard du Père : les imagines maiorum à Rome à l’époque classique. In: Dialogues d’histoire ancienne, vol. 35, n°1, 2009. pp. 83-94.

Dasen Véronique. Wax and plaster memories.: Children in Elite and non-Elite Strategies. In: Children, Memory, and Family Identity in Roman Culture, 2010. pp. 109-145.