Le Conte d’Amour et Psyché dans la saison 3 de La Chronique des Bridgerton

L’équipe de tournage de la série Netflix à succès, La Chronique des Bridgerton, mène un véritable travail artistique tant dans ses costumes et décors que dans ses partis pris, mais aussi… dans ses allusions littéraires.

Dans l’épisode 4 de la saison 3 de La Chronique des Bridgerton, est glissée une très belle allusion littéraire qui aura sans doute échappé à beaucoup tout simplement parce que l’œuvre est très peu connue (mais mériterait vraiment de l’être). Il s’agit d’une allusion au Conte d’Amour et Psyché, une très belle histoire d’amour du IIe siècle racontée dans Les Métamorphoses ou l’âne d’or d’Apulée.

Un intermède mythologique… et symbolique

Peut-être que ce petit intermède saura inspirer mes tourtereaux, ce soir.

Allusion mythologique dans la scène de danse de la saison 3 de La Chronique des Bridgerton

Rendez-vous à 26 minutes 38 secondes de l’épisode 4. Les convives assistent à un spectacle de danse classique mettant en scène un couple. Comme le signale la reine Charlotte, cet intermède chorégraphique n’est pas purement décoratif. La mosaïque qui sert de scène à la danse ne laisse d’ailleurs aucun doute sur l’histoire racontée et nous donne la clé d’interprétation. On y voit le dieu Amour -également appelé Cupidon ou Eros, reconnaissable à ses grandes ailes blanches – qui entoure de ses bras Psyché, reconnaissable aux ailes de papillon qui ornent ses épaules.

Le danseur Eros ou Amour dans la saison 3 La Chronique des Bridgerton La danseuse Psyché dans l’épisode 4 de la série Netflix La Chronique des Bridgerton La danse symbolique d’Amour et Psyché dans la série Netflix La Chronique des Bridgerton
Au début de cette scène, le danseur a des ailes dessinées sur son dos qui l’identifient au dieu Amour de la mosaïque. Psyché, incarnée par la danseuse, apparaît d’abord inanimée sur la scène jusqu’à ce qu’Eros la « réveille » ou plutôt la ressuscite. A la fin, le danseur hisse sur ses épaules Psyché qui déploie ses bras comme des ailes.

Un conte d’amour antique en écho avec l’histoire de Penelope Featherington

Ils ont l’air plutôt contrariés, non ?  Eros et Psyché en plein affrontement…

La peinture qui a inspiré la mosaïque de la scène de danse dans l’épisode 4 de la série La Chronique des Bridgerton, saison 3

Quels points communs entre la saison 3 de La Chronique des Bridgerton mettant à l’honneur le couple formé par Penelope Featherington et Colin Bridgerton et le conte d’Amour et Psyché ? Pour trouver quel sens donner à cette comparaison littéraire que Miss Cressida Cooper ne manque pas de relever, racontons brièvement l’histoire d’Amour et Psyché.

Si jamais vous souhaitiez ne pas être spoilé sur le conte et découvrir par vous-même l’histoire, je vous invite à vous arrêter là.

Ci-contre la peinture L’enlèvement de Psyché de William-Adolphe Bougeureau (1895) qui a inspiré la mosaïque de la scène de danse.


Il était une fois dans une ville un roi et une reine qui avaient trois filles d’une beauté très distinguée…

C’est ainsi que commence le Conte d’Amour et Psyché. Alors que ses deux sœurs aînées sont mariées depuis belle lurette, la princesse Psyché peine à trouver un époux (1er point commun avec Penelope !). La faute à sa beauté exceptionnelle qui l’isole du reste des mortels puisque les hommes bien loin de la courtiser préfèrent la vénérer comme une déesse… ce qui ne plaît d’ailleurs pas du tout à Aphrodite dont le culte est délaissé au profit de cette mortelle. En rage, elle demande donc à son fils, ce petit fripon d’Eros, d’agir : que Psyché tombe amoureuse d’un monstre, d’un vaurien, du plus misérable des humains ! Alors qu’il part à sa rencontre accomplir sa mission, Eros se laisse avoir à son propre jeu…

Peu de temps après, le Roi que la situation de sa fille désespère s’en va consulter un oracle duquel il revient désappointé et malheureux… Les dieux ont parlé : il devra mener sa fille au pic d’un roc pour « des noces sanglantes » et devenir l’épouse d’un monstre. Une fois menée au pic en question dans une procession aux accents funèbres plutôt que festifs, ses parents et tous leurs sujets repartent et la laissent seule rencontrer son monstrueux époux. Alors qu’elle pense sa dernière heure arrivée, un nuage la transporte avec douceur en contre-bas devant un palais somptueux.

peinture de Maurice Denis sur Psyché
Le Zéphir transporte Psyché sur une île de délices, peinture de Maurice Denis, 1908

Elle entre dans ce palais où tout y est étrange et magique. La nuit venue, elle entre dans la chambre et y attend son époux dans le noir le plus complet pour sa nuit de noces… Contre toutes attentes, Psyché découvre les joies de l’amour physique et chaque nuit, elle retrouve avec impatience et délices les bras de son époux. Seule ombre au tableau, son époux lui impose une condition à leur vie commune : Psyché ne doit jamais chercher à savoir qui il est, ni à quoi il ressemble. Elle accepte.

Le temps passe et Psyché se languit de sa famille. Elle souhaiterait également les rassurer sur son sort. Son mari accepte donc qu’elle reçoive ses sœurs, mais celles-ci ne sont pas aussi heureuses du bonheur de Psyché ni du luxe dans lequel elle vit, sans doute parce qu’il dépasse largement le leur. La jalousie pointe. Le tableau de bonheur conjugal que Psyché leur dépeint ne peut pas être aussi parfait… et si cet époux qu’elle ne peut voir était un monstre qui n’attend que le moment opportun pour la dévorer ?

peinture de Maurice Denis sur Psyché découvrant Eros
Psyché découvre que son mystérieux amant est Eros, peinture de Maurice Denis

Prise d’un effroyable doute, Psyché est prête à briser sa promesse. La nuit venue, elle attend la fin de leurs ébats amoureux et que son mari tombe dans un profond sommeil. Alors elle allume une lampe à huile et, en se penchant vers lui, découvre à sa grande stupéfaction que non seulement son mari n’est pas un monstre, mais qu’il est incroyablement beau. Sa main tremble et une goutte d’huile bouillante tombe sur l’épaule d’Amour qui se réveille en sursaut. Puisque le sceau du secret a été brisé, son mari lui révèle qu’il est le dieu Amour et que, comme la promesse n’a pas été tenue, leur histoire s’arrête ici. Sur ces paroles, Amour disparaît.

 

La trahison de Penelope Featherington dans La Chronique des Bridgerton et de Psyché dans le conte antique d’ApuléeDans ce conte, Psyché se rend donc coupable de trahison envers Amour en bravant un interdit qu’il avait clairement posé (voilà un 2e point commun : Colin prend ses distances avec Penelope quand il découvre qu’elle et Lady Whistledown ne font qu’une et qu’elle est donc l’autrice de la fameuse chronique qui a persiflé sur son compte et celui des Bridgerton). Après quoi, Amour s’enfuit et trouve refuge auprès de sa mère Aphrodite. Psyché, qui ne peut cependant se résoudre à abandonner, veut réparer sa faute et regagner l’amour de son époux (3e point commun !). S’ensuit pour elle un long chemin semé d’épreuves et d’embûches posées par la terrible Aphrodite qui mettent sa vie en danger. Alors qu’elle arrive au bout de ses peines, qu’elle est prête à réussir la dernière épreuve, elle commet une erreur et libère un sortilège qui lui ôte la vie.

Cupidon remis de sa blessure peut à nouveau battre des ailes. Il s’enfuit de sa chambre où l’avait enfermé sa mère Aphrodite qui ne supportait pas qu’il puisse donner son coeur à une mortelle et s’en va retrouver Psyché dont l’absence le faisait autant sinon plus souffrir que sa blessure. Il la retrouve inanimée, la libère du sortilège et la réveille, lui donnant ainsi l’opportunité de finir l’épreuve imposé par sa mère. Pendant ce temps, il s’en va de son côté demander à Zeus une faveur que sa mère ne sera jamais prête à accorder : son mariage officiel avec Psyché et son accession à l’immortalité.

sculpture de Psyché ranimée par le baiser de l’Amour d’Antonio Canova
Psyché ranimée par le baiser de l’Amour , sculpture d’Antonio Canova, 1793

Un conte d’amour revisité… et modernisé

Dans quelle mesure les showrunners de la série Netflix ont-ils souhaité filé la comparaison avec le conte d’Apulée ? Voici quelques autres similitudes que j’ai pu relever.

Colin Bridgerton dans le rôle de Cupidon. Au-delà du fait que Colin soit l’homme le plus convoité de la saison, il se pose en expert de l’amour et fait profiter un temps Penelope de ses leçons pour attirer dans ses filets des prétendants. Cependant, tout comme Cupidon dans le conte d’Apulée, il va dépasser les limites du rôle qu’il s’était donné…

Une histoire d’amour entre deux personnes de statut social différent. C’est plutôt un lieu commun des histoires d’amour dans la littérature, mais relevons-le quand même. Dans le conte d’Apulée, une histoire d’amour se noue entre une divinité et une mortelle. Cette liaison « contre-nature » est d’ailleurs rejetée comme telle par Aphrodite. Il faudra un mariage et même une apothéose de Psyché (c’est-à-dire un passage du statut de mortelle à celui de divinité) pour que cette relation soit acceptée. Dans La Chronique des Bridgerton, Colin fait partie d’une famille aristocrate de longue date, alors que les Featherington sont des parvenus embourgeoisés en mal d’intégration dans cette noblesse dont font partie les Bridgerton.

La beauté de Psyché et l’âme de Penelope. Si la série Netflix s’est autant plu à nouer des liens avec ce conte antique, c’est bien en raison du personnage de Psyché et de toute la symbolique qu’elle porte, puisque son nom, en grec ancien, signifie « l’âme ». Dans l’Antiquité, la beauté de l’âme se donne à voir dans la beauté du corps, c’est pourquoi Psyché qui a une belle âme est incroyablement belle. Dans La Chronique des Bridgerton de Netflix, l’enjeu est différent : l’âme et le corps sont dissociés, et ça, c’est une façon de penser très moderne. L’intérêt et l’amour que pourrait susciter chez quelqu’un une belle âme se heurtent à l’obstacle d’un corps jugé « disgracieux » par ses contemporains. Le regard pesant que porte la société sur Penelope dont le corps ne correspond pas aux canons de beauté classique lui impose une forme de silence et de retrait – elle est une candidate au mariage qu’on délaisse de la piste de danse, car d’emblée considérée comme hors-jeu – si bien que pour pouvoir exprimer le trésor d’intelligence qu’elle renferme, elle va créer de toutes pièces le personnage de Lady Whistledown à travers laquelle elle pourra briller. La beauté de l’âme de Penelope, son intériorité, son intelligence, son pouvoir d’analyse et d’observation, elle ne se sent autorisée à les exprimer que sous couvert d’un nom de plume.

Se cacher et se révéler. Cette réflexion nous amène à aborder le thème du dévoilement. Un inversement intéressant est opéré entre le conte antique et le conte moderne. Dans le conte d’Amour et Psyché, c’est le dieu Amour qui se cache, qui protège son identité avant que cette dernière ne soit découverte par Psyché, poussée par la curiosité. Dans La Chronique des Bridgerton, c’est Penelope qui se cache derrière Lady Whistledown et c’est Colin qui, poussé par la curiosité, va la suivre et découvrir qu’elle est l’autrice de ces écrits. En tout cas, dans les deux histoires, la révélation constitue le pivot de l’intrigue à partir duquel le conte de fées de départ semble prendre fin.

Le clin d’œil final au Conte d’Apulée : l’épisode 8, « En pleine lumière »

Et je me suis rendu compte que vous ne faites qu’une. Vous n’avez toujours eu qu’une seule voix. On ne peut pas vous dissocier de Whistledown (…) Et aujourd’hui, je n’arrive pas à croire (…) à la chance qui est la mienne de pouvoir me tenir à vos côtés et d’absorber ne serait-ce qu’un tout petit peu de votre lumière.

la scène des papillons dans l’épisode 8 de La Chronique des Bridgerton et l’allusion au conte d’Amour et Psyché

Abordons enfin la résolution du conte moderne de Netflix et du conte antique. Le conte d’Apulée se termine par l’apothéose de Psyché : elle acquiert l’immortalité et rejoint les dieux. Elle devient ainsi l’épouse légitime et incontestée du dieu Amour.

« Et je me suis rendue compte que vous ne faites qu’une ». À sa manière, le dernier épisode de la saison 3 se termine lui aussi en apothéose. Lors du bal organisé pour ses sœurs, Penelope n’a plus d’autre choix que de révéler à la reine Charlotte et à toute la société dans laquelle elle évolue qu’elle est Lady Whistledown. Contre toutes attentes, cette révélation ne provoque ni haine, ni reproche, mais, au pire, de l’indifférence et, au mieux, de l’admiration. Pour déclarer le bal ouvert, sa sœur demande de « lâcher les bestioles ». Et c’est là le dernier – et beau – clin d’œil au Conte d’Amour et Psyché, puisque la révélation est suivie d’un lâché de papillons, or Psyché est depuis l’Antiquité représentée avec des ailes de papillons…

fresque antique représentant Psyché avec ses ailes de papillon et Amour ou Eros avec ses ailes d’oiseau

 

Les Acharniens, Aristophane

Oeuvres complètes d’Aristophane, auteur de comédies

Bien qu’elle ne soit que la 3e pièce d’Aristophane, c’est bien la comédie Les Acharniens qui ouvre le 1er tome de ses Œuvres complètes, car la 1ère en date qui nous soit restée de son oeuvre. Les Acharniens, qui donnent le titre à cette pièce, sont les habitants du dème d’Acharnes, un bourg dépendant d’Athènes. 

Alors en pleine guerre du Péloponnèse qui oppose Athènes à Sparte, le charbonnier Justinet, habitant d’Acharnes, en a plus qu’assez et décide en douce de faire une trêve personnelle avec leurs ennemis pour retrouver toutes les joies de la paix : la bonne bouffe, la bonne chère, bien au chaud chez lui.

 Quand les Acharniens ont vent de la nouvelle, ils sont furieux, crient à la trahison et veulent s’en prendre à Justinet : leurs terres ont été ravagées par les Spartiates et ils comptent bien continuer à se venger. Mais à le voir si bien profiter de la vie, il se pourrait bien qu’ils flanchent et changent d’avis sur la question. 

Ce n’est pas la meilleure des pièces que j’ai pu lire d’Aristophane avec quelques traits d’humour obscène (même s’il ne faut pas s’en étonner de sa part) et une intrigue pas très poussée. Cette lecture est néanmoins intéressante pour ce qu’elle raconte de la guerre : les guerres longues se ressemblent toutes, quel que soit le siècle, avec ses privations, son commerce noir, ses délateurs, un désir de vengeance jamais étanché de ceux qui la subissent depuis des années et qui ont vu leurs biens détruits ou leurs proches tués.

J’ai trouvé également intéressantes les adresses « directes » d’Aristophane par l’intermédiaire de son personnage Justinet dans lesquelles il fait allusion au procès intenté par Cléon à Aristophane pour avoir médit d’Athènes et de sa politique dans ses précédentes comédies lors de fêtes accueillant des pays voisins. Ce qui vaut à Cléon, ce personnage politique de premier plan à Athènes, une détestation non déguisée de la part d’Aristophane, exprimée sans ambage sur la place publique et inscrite à jamais dans ses comédies.

Ariane, Jennifer Saint

Roman Ariane de Jennifer Saint, une réécriture du mytheDans ce roman sorti en 2023, Jennifer Saint déroule le fil de l’histoire d’Ariane, cette princesse crétoise dont le destin reste et restera à jamais intimement lié à la défaite d’un monstre et à la victoire d’un héros.

L’originalité de ce roman est que l’autrice dépasse des frontières du mythe en ne s’arrêtant ni au labyrinthe, ni à l’abandon d’Ariane par Thésée. Elle prend de la hauteur et dessine une fresque familiale. Jennifer Saint creuse ce qui fait la singularité d’Ariane en s’intéressant à ses liens familiaux : Ariane est la fille de Minos, un roi inflexible qui impose sa domination sur Athènes et dans son palais par la terreur, mais aussi la fille de Pasiphaé, une mère autrefois rayonnante, mais désormais effacée par le fardeau de la honte. Elle est la sœur de Phèdre, si différente d’elle, tellement plus déterminée qu’elle, mais aussi la sœur du Minotaure qui lui inspire honte, terreur et pitié.    

Jennifer Saint plonge également dans les profondeurs en sondant l’âme d’Ariane. Pourquoi une princesse crétoise se déciderait à trahir son père en laissant un prince grec détruire l’instrument de leur puissance ? N’était-elle vraiment mue que par un amour soudain pour Thésée ? Qu’aimait-elle à travers lui, que désirait-elle ? Quels espoirs secrets l’animaient ? 

Ce roman est un bel hommage rendu à un personnage mythologique assez effacé. Il est servi par une belle écriture et j’ai pris plaisir à le lire même si je n’ai pas été emportée et touchée comme j’ai pu l’être par les récits de Madeline Miller, et qu’il manque un peu de cette densité et de cette profondeur que j’ai trouvées dans Le Chant d’Achille. 

J’ai cependant grandement apprécié le fait qu’elle retrace la fresque familiale  à laquelle appartient Ariane. Cette princesse crétoise s’inscrit dans un tout et c’est en explorant ce tout qu’on peut approcher de ce qui fait la singularité de ce personnage. Les mythes grecs et toute la littérature qui par la suite s’en est inspiré avec des réécritures diverses et variées peuvent, en effet, un peu nous laisser confus sur la logique d’ensemble, sur les liens entre les différents personnages et la chronologie. Avec Ariane de Jennifer Saint, on retrouve une logique d’ensemble, une continuité entre différents mythes qui pouvaient nous paraître indépendants les uns des autres. L’histoire d’Ariane se raccroche au labyrinthe de Dédale et à sa fuite avec son fils Icare, mais aussi à celle de sa sœur Phèdre et de sa tragique histoire d’amour non réciproque avec Hippolyte ou encore à celle de Dionysos, un jeune dieu qui cherche à faire sa place parmi ses pairs. L’autrice s’est plu à tisser une histoire pleine d’autres histoires dans lesquelles Ariane est au coeur de certains mythes, dans la continuité et à l’origine d’autres. 

J’ai apprécié aussi le fait qu’elle fasse ressortir certains motifs, qu’elle fasse apparaître certaines logiques. Je pense notamment à ce qui est arrivé à Ariane, c’est-à-dire son abandon par Thésée, et qui est expliqué par un précédent, c’est-à-dire l’abandon de Médée par Jason. Dans chacune des deux situations, un héros grec se fait aider par une princesse barbare prétendument aimée, puis abandonnée. Enfin j’ai trouvé la psychologie des personnages intéressante. Jennifer Saint se concentre essentiellement sur la psychologie des deux sœurs, Ariane et Phèdre, dont les caractères et les vies s’opposent et auxquelles la romancière donne la parole à tour de rôle. C’est d’ailleurs un aspect du roman que j’ai beaucoup apprécié. 

Echidna, la mère de tous les monstres

Nous voilà atterris par magie au pays des Arymes. Dans les entrailles des montagnes de la Cilicie, en Troade. Là où le monde d’avant a commencé, celui des monstres. Quand Zeus n’avait pas encore détrôné son père Cronos qui lui-même n’avait pas encore détrôné son père Ouranos. Seule la magie pourra nous sortir de là. Nul ne pourra nous sauver à part elle car personne n’a jamais trouvé l’emplacement du pays des Arymes.

A peine échangeons-nous quelques mots qu’une vague inquiétude nous gagne. Nos voix ricochent sombrement en échos sur les parois. Les échos sont partis annoncer que nous sommes là. Nos cheveux se dressent sur nos têtes quand, quelques secondes après le dernier écho, nous entendons au loin un sifflement lugubre, suivi du bruit d’un corps rampant que nous devinons immense. Nous suivons sa progression à ses écailles qui râpent le sol et charrient à sa suite les rochers. Nos cœurs se décrochent presque de notre cage thoracique quand nous voyons des ombres ondulantes jaillirent sur les parois.

Peu après surgit à la lumière de nos torches la fille du Chaos, la vipère des premiers temps, la mère de tous les monstres, Echidna. Nos cœurs s’arrêtent de battre un instant. Nous voyons d’abord ses deux mains de géant s’agripper aux hauteurs de la grotte, puis sa tête à la chevelure noire en frôler la cime et enfin son torse. Sa beauté de femme est étrange et ensorcelante et son regard a la profondeur du Chaos. Elle pose ses mains au sol et fait venir à elle sa queue de serpent qui s’enroule autour d’elle avec la tranquillité et la puissance d’un fleuve. Nos regards hypnotisés s’attardent sur ses écailles dont les couleurs changent au flamboiement dansant de nos torches.

Echidna est une créature si sublime et terrifiante que personne n’ose prendre la parole. Elle ne montre pas les crocs, elle semble attendre. Elle a accepté notre invitation. Nous voulons qu’elle nous parle de ses enfants, ceux qu’elle a eus avec Typhon.

L’Antre des Louves, Elodie Harper

Couverture du roman L'Antre des Louves, d'Elodie HarperParu en 2022, L’Antre des Louves est le premier roman d’Elodie Harper. Une plongée dans la célèbre cité antique de Pompéi pour le moins original puisque l’histoire se déroule dans un lupanar, les maisons de prostitution de l’époque.

Pompéi, 74 avant J.-C.

Alors qu’il y a peu encore, elle était libre et fille de médecin dans une petite ville grecque paisible, Amara se retrouve à devoir marchander son corps au lupanar de L’Antre des Louves, à Pompéi.

Dans le petit microcosme du lupanar, Amara va devoir faire sa place entre un maître cruel à souhait et ses comparses qui, chacune, supportent sa douleur différemment.

Depuis qu’elle a passé le seuil de L’Antre des Louves, Amara n’a qu’un souhait : forcer la chance et faire dévier le cours de son destin, même si ce n’est pas chose aisée quand on est une femme dont la bonne ou mauvaise fortune est soumise à la volonté des hommes. Pour vivre une vie meilleure que celle qui lui est offerte par le lupanar, elle n’a d’autre choix que de feindre, mentir, manipuler, mais aussi de renoncer.

L’Antre des Louves a été une bonne lecture et un roman agréable à lire. Au cours de ma lecture, je pensais ne pas m’être tant attachée aux personnages jusqu’à ce que le sort de l’un des personnages vers la fin du roman ne m’arrache quelques larmes. On se prend donc assez rapidement à l’intrigue et je me laisserai sans doute un jour tenter par sa suite La Maison à la porte dorée !

Le Cyclope, Euripide

Les tragédies d’Euripide, volume 1

Parmi les très rares drames satyriques qui nous sont restés, il y a Le Cyclope. Euripide y revisite avec facétie un célèbre épisode de l’Odyssée d’Homère où Silène et ses satyres seraient de la partie… 

Le tout jeune dieu Dionysos a été enlevé par des pirates. Ni une, ni deux, son protecteur, Silène, et ses ouailles, les satyres, prennent la mer pour partir à sa recherche et le sauver. Mais leur navire fait naufrage et les créatures de Dionysos se retrouvent sur l’île aux Cyclopes. L’aventure pourrait s’arrêtait là si cette joyeuse compagnie n’était devenue l’esclave du cyclope Polyphème. Tous les spectateurs qui connaissent l’histoire originelle sur le bout des doigts attendent de voir à quelle sauce Euripide va revisiter l’arrivée d’Ulysse sur l’île et ce qu’il adviendra de ces compagnons qui ne jurent que par le vin et autres plaisirs.

 

Alceste, Euripide

Les tragédies d’Euripide, volume 1Au lieu d’un drame satyrique, Euripide propose à ses spectateurs une petite étrangeté, la pièce Alceste, une tragédie à fin heureuse dans laquelle le roi Admète, époux d’Alceste, ne brille pas par sa noblesse d’âme.

Pour s’être vengé du meurtre de son fils Asclépios en tuant les Cyclopes qui fabriquent les foudres de Zeus, l’arme responsable de sa mort, Apollon a été puni par Zeus à servir pendant un certain temps le roi Admète. En reconnaissance de son hospitalité, Apollon lui évite sa mort imminente en s’arrangeant avec les Parques. Mais en échange, Admète doit trouver quelqu’un pour mourir à sa place…

Peut-on demander à quelqu’un de mourir à sa place sans être égoïste et lâche ? Une vie en vaut-elle mieux qu’une autre ? Les parents ont-ils un devoir de sacrifice ? Voilà une petite pièce qui ne laisse pas indifférent et un personnage, Admète, qui inspire au lecteur des sentiments bien loin de ceux auxquels on s’attend en lisant une tragédie : dégoût, incompréhension, jugement.

Médée, Euripide

Les tragédies d’Euripide, volume 1Euripide, misogyne ? Accusation un peu facile quand on sait que, dans ses pièces et surtout dans Médée, les femmes, conscientes de l’injustice qu’elles subissent, sont loin d’être des oies blanches. Soit elles se contentent de sauver leur peau, comme Andromaque, soit elles se vengent, comme Hécube ou Médée… D’ailleurs, dans cette pièce, ne vous étonnez pas que Jason n’ait pas l’étoffe d’un héros. Euripide en a fait un salaud.

Médée est une magicienne redoutable qui traîne derrière elle une réputation sulfureuse. Femme savante, intelligente, puissante, Médée inquiète. Sans elle, Jason n’aurait jamais pu récupérer la toison d’or, ni sortir vivant de sa quête. Pour le suivre, elle a dû trahir sa famille, sa patrie et se rendre coupable d’un meurtre qui lui interdit tout retour. Après plusieurs années de vie commune et après avoir fondé une famille, Jason lui fait l’affront de la quitter pour une autre.

Si Médée n’était qu’une femme comme les autres, il lui aurait fallu subir et souffrir sans souffler mot l’insulte et l’humiliation, observer avec regret la somme des sacrifices qu’elle n’aurait jamais dû faire pour un homme. Mais Médée n’est pas une mortelle comme les autres. Jason l’apprendra à ses dépends. Sa nourrice ne le sait que trop bien, elle qui dira

Je la connais bien et je la redoute. Elle est terrible. Et qui s’en prend à elle aura fort à faire avant de chanter victoire.

J’ai eu le courage de ce qu’aucun mortel n’a jamais fait sur terre

le roi de Troie, Priam, suppliant Achille de lui rendre le corps de son fils, Hector

Pour venger la mort de Patrocle, le héros grec Achille tue le prince troyen Hector. Mais sa mort n’ayant épuisé ni sa rage, ni son chagrin, il fait subir à son cadavre des sévices quotidiens. Au péril de sa vie, le roi de Troie, Priam, descend de son trône, traverse le camp ennemi et vient s’agenouiller devant son pire ennemi pour lui faire une prière, non pas en qualité de roi, mais de père. 

Priam se dirigea tout droit vers l’habitation, à l’endroit où se plaisait à s’asseoir Achille aimé de Zeus. Il le trouva chez lui. Ses compagnons restaient assis à distance. Deux seulement, le héros Automédon et Alcimos rejeton d’Arès, près de lui s’affairaient. Il venait depuis peu d’achever son repas, ayant mangé et bu. La table était encore dressée auprès de lui.

Le grand Priam entra sans être vu par eux, s’arrêta près d’Achille, de ses mains lui saisit les genoux, et baisa les mains cruelles, meurtrières qui lui avaient immolé tant de fils. De même que, lorsqu’un homme, victime d’un irrésistible égarement, après avoir commis un meurtre en sa patrie vient se réfugier chez un peuple étranger, auprès d’un homme riche, la stupeur s’empare de tous ceux qui le voient ; Achille, de même, resta stupéfait à la vue de Priam semblable à un dieu. Stupéfaits aussi furent ses compagnons, et les uns cherchaient les autres du regard.

Priam alors, en suppliant Achille, lui adressa ces mots :
– Souviens-toi de ton père, Achille, semblable aux dieux ; il est du même âge que moi, sur le seuil ruineux de la vieillesse. Il se peut que les voisins qui l’entourent l’accablent aussi, et qu’il n’ait personne pour écarter de lui la ruine et le désastre. Mais lui cependant, en apprenant que tu vis, se réjouit en son coeur, et il espère, au cours de chaque jour, voir son cher fils revenir de Troade. Quant à moi, je suis au comble du malheur, car j’avais engendré dans la vaste Troade les fils les plus vaillants, et je dois avouer qu’aucun d’eux ne me reste. J’en avais cinquante, quand sont venus les fils des Achéens. Dix-neuf sortaient du même ventre, les autres, en mes demeures m’étaient nés d’autres femmes. De la plupart, l’impétueux Arès a brisé les genoux, et celui qui pour moi était unique, qui protégeait la ville et ceux qui l’habitaient, tu me l’as tué récemment, tandis qu’il combattait pour sauver sa patrie ; c’était Hector. Et maintenant, c’est pour lui que je viens vers les nefs achéennes, pour te le racheter, et je t’apporte des rançons innombrables. Or donc, Achille, respecte les dieux, et prends pitié de moi en songeant à ton père. Je suis encore plus à plaindre que lui, et j’ai eu le courage de ce qu’aucun mortel n’a jamais fait sur terre : porter jusqu’à ma bouche la main de celui qui tua mon enfant.

Ainsi parla-t-il, et il suscita chez Achille le désir de pleurer sur son père. En le touchant de la main, il écarta doucement le vieillard. Tous deux se souvenaient : l’un, songeant à l’homicide d’Hector, pleurait à chaudes larmes, prostré aux pieds d’Achille. Achille pleurait son père, parfois aussi Patrocle. Leurs plaintes s’élevaient à travers la demeure. Lorsqu’il se sentit saturé de sanglots, et que le désir en eut quitté ses entrailles et ses membres, le divin Achille se leva brusquement de son siège et redressa le vieillard en le prenant par la main, saisi de compassion pour sa tête chenue et son menton chenu.

Les gestes de supplication dans l’Antiquité

Les exemples de personnages de la littérature antique se livrant aux gestes de supplication, comme saisir le menton de celui qu’on supplie ou entourer ses genoux, sont nombreux et peuvent paraître surprenants voire étranges au lecteur moderne.

  • Dans ce petit article, tu trouveras une très brève explication au geste de saisir les genoux de celui qu’on supplie (mais aucune relative au fait de saisir le menton parce que je n’ai rien trouvé au détour de mes brèves recherches).
  • Tu y trouveras également 3 extraits célèbres de la littérature antique dans lesquels des personnages accomplissent ces gestes de supplication et qui ont été représentés dans l’art antique et/ou moderne pour te faire une image mentale de cette supplication.

La symbolique des genoux dans la pensée antique

L’une des hypothèses avancées par les chercheurs pour expliquer ce geste d’entourer les genoux de celui qu’on supplie est que, dans la pensée antique, le genou était le siège de l’énergie vitale. On supplie pour sa vie en prenant en quelque sorte en otage la partie du corps du supplié qui abrite sa vie à lui. La posture de la supplication est alors ambivalente puisqu’elle implique que le suppliant soit à la fois dans une posture d’humiliation et d’agressivité.

Voici un court extrait du chant XXIV de l’Iliade, tiré de la supplication que Priam adresse à Achille pour qu’il lui rende le corps d’Hector, qui illustre très bien cette idée que le genou est le siège de l’énergie vitale.

j’avais engendré dans la vaste Troade les fils les plus vaillants, et je dois avouer qu’aucun d’eux ne me reste. (…)De la plupart, l’impétueux Arès a brisé les genoux (…).

Scènes fameuses de supplication dans la littérature antique

Voici quelques scènes célèbres de la littérature grecque dans lesquelles des personnages de la mythologie recourent aux gestes de supplication et qui ont été représentées dans l’art moderne et antique.

Thétis suppliant Zeus

Thétis suppliant Zeus, peinture d’Ingres
Jupiter et Thétis, peinture de Dominique Ingres, 1811

Thétis lui saisit les genoux
de la main gauche, et, le prenant de sa droite au menton,
elle adressa cette prière à Zeus, fils de Cronos.

Chant I de l’Iliade, vers 500-501.

Priam suppliant Achille

 

Le grand Priam entra sans être vu par eux, s’arrêta près d’Achille, de ses mains lui saisit les genoux, et baisa les mains cruelles, meurtrières qui lui avaient immolé tant de fils.

Chant XXIV de l’Iliade.

Ulysse suppliant Nausicaa

Et le divin Ulysse émergea des broussailles. Sa forte main cassa dans la dense verdure un rameau bien feuillu qu’il donnerait pour voile à sa virilité. (…) Quand l’horreur de ce corps tout gâté par la mer leur apparut, ce fut une fuite éperdue jusqu’aux franges des grèves. Il ne resta que la fille d’Alkinoos : Athéna lui mettait dans le coeur cette audace et ne permettait pas à ses membres la peur. Debout elle fit tête…
Ulysse réfléchit : irait-il supplier cette fille charmante et la prendre aux genoux ? … ou, sans plus avancer, ne devait-il user que de douces prières afin de demander le chemin de la ville et de quoi se vêtir ? … Il pensa, tout compté, que mieux valait rester à l’écart et n’user que de douces prières : l’aller prendre aux genoux pouvait la courroucer.

Chant VI, Odyssée, vers 127-147, p.196

Bibliographie

La supplication chez Homère : geste concret et abstraction, Flavio Ribeiro De Oliveira, GAIA. Revue interdisciplinaire sur la Grèce ancienne, Année 2011, pp. 67-72